vendredi 4 mars 2011

Ma première sortie aux oiseaux



Gabriel Allaire durant une excursion en 1971. Photo Laval Roy.
Nous sommes le 24 mai 1965, je viens tout juste d'avoir quatorze ans. Je suis au septième ciel aujourd'hui. Gabriel Allaire, mon prof de sciences naturelles et "mentor ornithologique" m'amène en excursion près de son village natal de Saint-Édouard-de-Lotbinière. Ce village est situé à 14.5 kilomètres du village où je vis depuis 12 ans, soit Sainte-Croix-de-Lotbinière.

Comme je compile depuis la première minute toutes mes observations dans un cahier d'exercices à reliure spirale, de marque Spirex, je sais que j'ai coché 36 espèces d'oiseaux par moi-même jusqu'à ce jour béni. C'est la première fois de ma vie que j'expérimente ce que c'est que de sortir de ses repères familiers pour aller en découvrir d'autres très loin de chez soi. Les mots me manquent pour vous décrire l'excitation que je ressens à ce moment-là. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai pas assez de mes deux yeux pour tout voir et de mes deux oreilles pour tout entendre. Oui, dès les débuts de mon intérêt pour l'ornithologie, je sens instinctivement l'importance de connaître les sons que les oiseaux émettent, tellement que, durant les mois d'hiver précédents, je copie, dans un autre Spirex, toutes les descriptions de chant qui se trouvent dans le Peterson. Et oui, c'est seulement en anglais, mais je copie le tout intégralement. Je peux confesser aujourd'hui que Roger Tory Peterson a été le premier prof d'anglais que j'ai pris au sérieux. 

Gabriel connaît bien tous les endroits où il m'amène. Depuis sa jeunesse, il est un coureur de bois, un chasseur et un naturaliste hors pair. Il peut parler des plantes, des minéraux, des animaux, des insectes, des oiseaux, de la chasse, de la pêche et, lorsque le soleil se couche, il peut nous entretenir des étoiles et des constellations. À mes yeux, il représente le naturaliste complet que j'aimerais devenir. Aussi, j'essaie d'emmagasiner toutes les informations qu'il me donne. Grâce à ses connaissances des habitats, il me fait connaître 17 espèces nouvelles, soit près de la moitié de ce que j'avais réussi à identifier par moi-même avant ce jour. Et ce, en une seule demi-journée. Je commente, dans mon Spirex, l'espèce qui m'a le plus marquée lors de cette journée:
"Aperçu Tourterelles tristes près du Pont Noir. Mais très vaguement. Seulement au vol. Mais ayant quand même observé la caractéristique qui nous permet de l'identifier, c'est-à-dire la queue effilée munie de chaque côté de rectrices blanches."

Tourterelle triste à Lotbinière. Photo Laval Roy.
Il s'agit de mon espèce numéro 53. Croyez-le ou non, la Tourterelle triste est considérée en 1965 comme une espèce rare. C'est une espèce qui a agrandit depuis peu son aire de distribution, phénomène rendue possible grâce aux postes d'alimentation qui se répandent de plus en plus depuis quelques années. En fait, l'endroit où Gabriel m'amène est le seul où il l'observe depuis environ deux ans. Bon professeur, il me montre d'abord tous les détails permettant de l'identifier en toute connaissance de cause. Grâce à ce procédé, j'ai pu cocher l'oiseau, car je savais sur quelle partie du corps de l'oiseau je devais porter toute mon attention. C'est une leçon que je n'oublierai jamais par la suite. Quand je lis plus tard cette pensée " You must have the bird in your heart before you can find it in the bush" écrite par John Burroughs en 1908 dans son "Art of Seeing Things", je me l'approprie, car elle représente tellement ce que j'ai toujours ressenti au plus profond de moi-même. 

Tout de suite après cette observation inusitée, Gabriel me réserve une autre surprise. À environ un kilomètre plus loin, il stationne son véhicule en bordure de la route principale. Nous nous engageons à pied dans un champ et nous nous dirigeons vers une grande épinette qui se dresse seule dans un milieu où on ne s'attendrait pas à en voir normalement. Il lève son bras droit et il le pointe vers un amas de branches déposées sur une branche basse de l'arbre. Tout à coup, un oiseau de grosseur moyenne s'envole. J'ai le temps de voir qu'il est gris et noir et qu'il a des zones blanches dans les ailes. Nous nous approchons de l'arbre et il me dit que c'est le nid d'une Pie-grièche migratrice. L'oiseau aurait même utilisé ce même nid l'année précédente. Nous localisons l'oiseau qui devient le numéro 54 sur ma liste à vie. Je flotte littéralement, même si la Pie-grièche migratrice est une espèce commune, c'est une nouvelle espèce pour moi et j'ai la chance, en plus, d'ajouter une espèce super rare, la Tourterelle triste.

Et oui, une réalité difficile à croire car, en 2011, les rôles sont inversés. La tourterelle est aujourd'hui abondante et on la voit partout. La pie-grièche ne niche plus au Québec, à part une nichée documentée en Outaouais à l'été 2010. Ça faisait 15 ans qu'une nichée n'avait pas été rapportée dans les limites de la province. La pie-grièche a presque été extirpée du territoire québécois par la destruction de son habitat. Par contre, la tourterelle a profité de l'engouement toujours plus accentué des gens pour les postes d'alimentation.

En avril 1993, les profs de sciences de l'École Pamphile Lemay de Ste-Croix-de-Lotbinière ont souligné une étape importante dans ma vie d'ornithologue, soit ma 1000ième espèce observée le 3 mars 1993 au Costa Rica. Sur la photo, de gauche à droite: George Bergeron, le peintre animalier et frérot Clodin Roy, Laval Roy et Gabriel Allaire. 


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