jeudi 7 novembre 2013

Une marée de crabes.


Nous sommes le 6 avril 2008. Je suis accompagné de Anne et de 14 autres Québécois(es) lors d'un voyage organisé par moi et guidé par Jean Jacques Gozard de Amazilia Tours. Nous nous trouvons sur la côte sud de Cuba entre Playa Larga et Soplillar. Nous sommes alors témoins d'un phénomène inusité. Une marée de crabes déferle sur la route devant notre véhicule. J'en suis à mon troisième voyage à Cuba, mais c'est la première fois que je m'y retrouve au début d'avril, soit tout près du début de la saison des pluies.


Gecarcinus ruricola est une espèce de crabe terrestre. Il est le plus terrestre des crabes se trouvant dans les caraïbes. Il est présent dans la partie ouest de Cuba, à travers les Antilles et aussi loin que la Barbade vers l'est. Les noms anglais communs incluent: purple land crab, black land crab, red land crab et zombie crab.



Chaque printemps, des millions de crabes terrestres rougeâtres émergent des forêts humides jouxtant la Baie des cochons, au sud-ouest de l’île de Cuba, afin d’aller déposer leurs œufs dans la mer toute proche. Cette « migration massive » cache les véritables origines de ces crabes considérés aujourd’hui comme « terrestres », mais qui ne l’ont pas toujours été.


Cette espèce de crabe possède quatre formes de couleur: noire, rouge, jaune et verte. La carapace de Gecarcinus ruricola croît d'environ 25 mm (1 pouce) par année. Il atteint sa maturité après 5 ans et il vit environ 10 ans.**


Il faut reculer de quatre millions d’années pour retrouver les ancêtres de ces crabes, connus des scientifiques comme appartenant à la famille des Gécarcoidés et qui vivaient en mer. Lentement, comme le commande l’évolution des espèces, ils ont évolué pour survivre dans un endroit diamétralement opposé soit à l’air libre, dans les sous-bois sombres de la forêt tropicale humide. Humide parce que les crabes terrestres, à l’instar des crabes marins, respirent à travers des branchies qui doivent demeurer… humides. Pour assurer cette humidité continue, ils creusent des terriers et y demeurent lors des grandes chaleurs. Aussi, sont-ils plus nocturnes que diurnes. Ils profitent d’ailleurs de la saison humide, avec les pluies fréquentes qui y sont associées, pour se reproduire. Quelques semaines plus tard, les crabes femelles gonflées d’œufs transportés dans une poche interne, une étude a établi le nombre d'oeufs moyen à 85 000 par femelle *, se dirigent vers la mer toute proche. Ce périple, pouvant s’étendre sur une dizaine de kilomètres, peut prendre des jours à se réaliser. Et ce ne sont pas les obstacles qui manquent. Il faut traverser les routes et contourner les aménagements humains. Au cours des journées ensoleillées et chaudes, les crabes recherchent l’ombre, car ils peuvent se déshydrater et mourir.


Daniel Barrette, Jean Dubé et Jean Jacques Gozard marchent parmi les crabes sur la route. Les crabes ne sont aucunement agressifs, ils poursuivent leur route vers la mer toute proche.



Ceux qui atteignent la mer se retrouvent devant un dernier défi soit celui de pondre leurs oeufs tout en évitant d’être emportés par les vagues qui viennent lécher le rivage. Ces crabes sont maintenant des créatures terrestres à part entière et ils ne sauraient survivre dans la mer. Alors qu’ils sont sur le point d’éclore, les œufs sont déposés dans l’eau où ils libèrent presque immédiatement leur contenu. Après quelques semaines, les bébés crabes regagnent la terre et ils se dirigent vers la forêt pour commencer le cycle de vie qui les fera revenir un jour en tant qu’adultes. 

 
Ces invasions annuelles qui durent quelques semaines perturbent la vie normale des habitants de cette région de l’île. Les routes se recouvrent rapidement de milliers de cadavres écrasés de crabe qui les rendent glissantes et nauséabondes. Plusieurs véhicules, surtout les motocyclettes, connaissent de nombreuses crevaisons dues au comportement inné des crabes. Ces derniers, à l’approche du danger, s’appuient sur leurs pattes postérieures en dirigeant leurs pinces de façon bien ostentatoire vers l’intrus qui se présente devant eux. Lorsque l’angle d’impact est parfait, la carapace est assez dure et pointue pour pénétrer dans les pneus. Tous ces cadavres et leurs œufs servent de nourriture pour les oiseaux et les animaux qui profitent de la manne. Cependant, les locaux n’ingurgitent pas ces crabes parce qu’ils contiendraient une toxine néfaste pour l’homme.
Cuba n’est pas la seule île à expérimenter ces invasions de crabes. D’autres espèces apparentées de crabes sont distribuées à travers d’autres îles des caraïbes.





Une espèce similaire se retrouve aussi sur Christmas Island dans l’océan indien chaque automne. À cet endroit, on estime à plus de 100 millions le nombre de crabes rouges qui envahissent les plages pour une petite romance. Le mâle part le bal et il prend plusieurs semaines avant d’atteindre la mer. Lorsqu’il y arrive, il se bat avec ténacité afin de réserver le meilleur territoire pour la reproduction. Les femelles suivent pour s’accoupler avec les mâles et, quelques semaines plus tard, elles sont gonflées d’œufs. Comme à Cuba, les œufs éclosent dès qu’ils sont en contact avec l’eau et les bébés crabes prennent le chemin du retour vers la forêt quelques semaines plus tard.  


Sur les deux îles, les autorités font des efforts pour protéger les crabes en fermant des routes ou des trottoirs pour créer des « traverses de crabes ». En partie parce que ces grandes migrations sont devenues des attraits touristiques intéressants. Pour certains, la vue d’un millier de crabes se déplaçant en rangs serrés sur le sol peut représenter l’évènement d’une vie.


Si jamais vous vous rendez sur l'île de Cuba au début avril, n'hésitez pas à vous rendre dans la région du marais du Zapata (Playa Giron ou Playa Larga). En plus de vous donner l'occasion de voir plusieurs endémiques de l'île, vous pourrez assister à un phénomène naturel des plus extraordinaires. 


À bientôt ! 

 


Bibliographie consultée

* Richard G. Hartnoll, Mark S. P. Baine, Arne Britton, Yolima Grandas, Jennifer James, Alejandro Velasco & Michael G. Richmond (2007). "Reproduction of the black land crab, Gecarcinus ruricola, in the San Andres Archipelago, Western Caribbean". Journal of Crustacean Biology  27 (3): 425–436. doi:10.1651/S-2772.1 

** "Why do we see Crabs in the Quill?". St Eustatius: National and Marine Parks and Botanical Gardens Newsletter: 5. 2009.


 


2 commentaires:

Noushka a dit…

Bravo Laval pour cet article incroyable!
En effet une de de nos chaînes de TV nous avait montré cet exode vers l'océan pour la ponte annuelle de ces crabes et ce qui mal au cœur c'est qu'au fond, malgré les apparences, ils ne sont pas si nombreux que ça et les voitures en écrasent bon nombre. Je crois que si j'y étais je passerais mon temps à les aider à passer! LOL!

lejardindelucie a dit…

C'est en effet un phénomène que l'on voit seulement dans les documentaires animaliers! Quelle belle aventure et merci de nous en faire part. Les coloris de ces crabes sont en effet superbes!