dimanche 16 juillet 2023

Un héron pas comme les autres

Un héron pas comme les autres

En livrée de reproduction, le Héron garde-boeufs est unique parmi les hérons blancs. Mais sous son plumage ordinaire, sa distribution cosmopolite fait qu'il peut être confondu avec bon nombre d'autres espèces. L'habitat terrestre où il se nourrit et sa posture voûtée sont tous deux relativement inhabituels parmi les espèces entièrement blanches de mêmes dimensions générales. Voici, selon Handbook of the Birds of the World, les trois sous-espèces reconnues au niveau planétaire:

  1. Bubulcus ibis ibis (Linnaeus, 1758) -  Afrique et Madagascar; sud ouest de l'Europe jusqu'à la mer Caspienne; les trois Amériques du Canada jusqu'aux Guyanes et le nord du Chili; aussi le nord est de l'Argentine ainsi que des points éparts au Brésil.
  2. Bubulcus ibis seychellarum (Salomonsen, 1934) - Les Seychelles.
  3. Bubulcus ibis coromanda (Boddaert, 1783) - sud et est de l'Asie jusqu'en Australie et en Nouvelle-Zélande.


Jaune = nicheur     Vert = résident    Bleu = non nicheur


 Un envahisseur opportuniste et efficace


La sous-espèce observée sous les cieux du Québec est la race nominale Bubulcus ibis ibis. Le regretté Normand David, dans sa très fouillée Liste commentée des Oiseaux du Québec, mentionne au moins 160 présences sur le territoire du Québec avant 1996. Normand le catalogue comme un visiteur rare. Ces présences sont en majorité notées lors des mois de migration ou de dispersion post-nuptiale au printemps et à l'automne. En voici le décompte: 59 pour avril et mai, 75 d'août à novembre (dont 36 en octobre). Ce petit héron avait alors été signalé dans toutes les régions sauf au Nord-du-Québec, au Témiscamingue et à Anticosti. Son statut au Québec n'a pas changé depuis 1996. Il est rapporté de façon régulière à toutes les années, mais en nombre infime.



Bubulcus ibis ibis à Nicolet, le 27 octobre 2010.


Mais quel est le berceau originel de la race nominale ibis ?  Elle se retrouve dans toute l'Afrique, à l'exception du Sahara aride, tout comme à Madagascar et aux Comores, et sur les îles Aldabra et Maurice.  Cette sous-espèce s'est répandue en direction du nord en Europe méridionale, où son aire de distribution couvre l'Espagne, le Portugal et la France (Hafner 1970), et, vers l'est, Israël, l'Arabie, la Turquie, le Caucase au sud de Lenkoran et le delta de la Volga (Dementiev & Gladkov 1951). Elle s'est établie en Guyane en Amérique du Sud, par des traversées transatlantiques pense-t-on, et de là elle a rayonné en Amérique du nord et en Amérique du sud. Elle se reproduit sur tout le littoral du Mexique, en Amérique centrale et aux Antilles. Des rapports signalent que, à partir de là, le héron a établi tout d'abord des populations reproductrices en Floride et au Texas au début des années 1950. En quelques années, il a étendu son aire nord-américaine le long de la côte atlantique jusqu'au Canada et s'est installé en Californie. Cette aire va actuellement jusqu'à Terre-Neuve, la nidification étant commune à partir du sud du Maine tout au long de la côte atlantique.

Le Héron garde-boeufs fut observé pour la toute première fois en Amérique du Sud en 1880. Des individus repérés en Guyane en 1915 (Lowe-McConnell 1967) et en Colombie en 1917 (Wetmote 1963) sont considérés comme l'origine probable de ceux qui se répandirent par la suite vers le nord et le sud pour constituer ce qui est désormais une vaste aire de distribution à travers tout le nord de l'Amérique du Sud. On estime que la déforestation, ici aussi, a joué un rôle majeur en ouvrant au héron des zones où s'établir et se reproduire.


Migration


Dans le Nouveau-Monde, les populations septentrionales migrent vers le sud en septembre et novembre, celles du Texas et de la Californie partent pour le Mexique et l'Amérique centrale. Les Hérons garde-boeufs orientaux se déplacent vers le sud par la Floride (Browder 1977) jusqu'aux Grandes Antilles, à l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud. Quelques-uns restent en Floride.


Chez cette espèce, il est difficile de distinguer la migration de la dispersion, car ils ont une tendance marquée au vagabondage. Les immatures d'Afrique du Sud se déplacent de 3 500 kilomètres vers le nord, le Zaïre, l'Ouganda et la Zambie. En Europe, des non-reproducteurs se trouvent régulièrement en Scandinavie et à l'ouest jusqu'en Irlande (Rutledge 1978). Dans le Nouveau-Monde, un individu de Californie a été retrouvé aussi loin au nord que l'Alaska (Gibson & Hogg 1982). Cette tendance est sans doute en grande partie responsable de la forte extension de l'aire de distribution qui peut être caractérisée par des incursions répétées, des colonisation temporaires, des régressions et, selon les conditions, l'établissement dans des régions de plus en plus distantes.



Habitat et régime alimentaire


Le régime de cette espèce varie selon l'habitat. Lorsqu'elle chasse au milieu du bétail ou d'autres mammifères, elle mange en général des insectes dérangés par les activités des animaux plus grands qui broutent. Les sauterelles en constituent l'essentiel et les criquets sont communément attrapés, mais d'autres insectes sont aussi capturés y compris des coléoptères, des chenilles et des papillons, des teignes, des punaises, des libellules et des araignées. Des mollusques, des crustacés, des amphibiens y compris les grenouilles et les têtards, des reptiles tels les lézards et les serpents, des poissons et des petits mammifères comme les souris peuvent aussi entrer dans sa diète. On a observé que des Hérons garde-boeufs mangent aussi les oisillons au nid de diverses espèces.




Et pour le Québec ?


Les travaux du deuxième Atlas des Oiseaux Nicheurs du Québec méridional, qui se sont tenus de 2010 à 2014, ne rapportent aucune mention du Héron garde-boeufs en tant que nicheur potentiel au Québec. Pourtant qui aurait dit, avant 1984, que la Grande Aigrette finirait par s'établir et se reproduire un jour au Québec ?  Il aura fallu les travaux du premier Atlas, de 1984 à 1989, pour le confirmer. Trois nids ont alors été découverts sur l'île Dickerson, près de la jonction des frontières du Québec, de l'Ontario et de l'État de New York (Bannon 1984).


Bien sorcier celui qui pourrait prédire où et quand pourrait s'établir le premier couple de Héron garde-boeufs au Québec. Il était autrefois une espèce nicheuse rare en Ontario, mais on n'a mentionné aucun nid dans la province depuis le milieu des années 1970 (Blokpoel et Tessier 1991; James 1991; Fichier de nidification des oiseaux de l'Ontario {ONRS}) .



Bubulcus ibis ibis à Saint-Barthélemy, le 09 novembre 2019.


@ bientôt.



Bibliographie


del Hoyo, J., Elliott, A. & Sargatal, J. eds. (1992) Handbook of the Birds of the World. Vol. 1. Ostrich to Ducks, Lynx Edicions, Barcelona.
 
Hancock, James & Kushlan, James (1991) Guide des Hérons du monde, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel (Switzerland).
 
David, N. (1996) Liste commentée des Oiseaux du Québec, Association Québécoise des Groupes d'Ornithologues, Montréal.

Cadman, M.D., D.A. Sutherland, G.G. Beck, D.Lepage et A.R. Couturier (dir.) 2010. Atlas des oiseaux nicheurs de l'Ontario, 2001-2005. Environnement Canada, Études d'Oiseaux Canada, le ministère des Richesses naturelles de l'Ontario, Ontario Field Ornithologists, et Ontario Nature, Toronto, xxii + 706 p.

Robert, M., M.-H. Hachey, D. Lepage et A.R. Couturier (dir). 2019. Deuxième atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional, Regroupement QuébecOiseaux, Service canadien de la faune (Environnement et Changement climatique Canada) et Études d'oiseaux Canada, Montréal, xxv + 694 p.

Gauthier, J. et Y. Aubry (dir.). 1995. Les Oiseaux nicheurs du Québec: Atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional. Association québécoise des groupes d'ornithologues, Société québécoise de protection des oiseaux, Service canadien de la faune, Environnement Canada, région du Québec, Montréal, xviii = 1295 p.

 

jeudi 13 juillet 2023

Le Grand Pic

De toutes les espèces de pics présentes au Québec, le Grand Pic est sans doute la plus convoitée par l'ornithologue amateur qui débute ce beau hobby. En raison de sa grande taille, proche de celle de la Corneille d'Amérique, nous pourrions nous attendre à le rencontrer plus fréquemment. Après tout, il n'est pas considéré comme rare et il peut même nicher dans des boisés relativement petits. En Amérique du Nord, en nous basant sur les données des BBS (Breeding Bird Survey), nous pouvons voir certaines tendances comme la diminution des effectifs des Pic de Lewis, Pic à tête rouge et Pic flamboyant. Par contre, les Grand Pic, Pic à ventre roux et Pic chevelu connaissent une augmentation de leur population. Cependant, la réalité nous démontre que ce pic format géant élude souvent nos recherches en forêt. Même celles hébergeant des habitats idoines où sa présence est confirmée par les traces bien particulières qu'il imprime sur le tronc des arbres.

Alors que j'habitais à la campagne, je me rendais souvent près de la rivière du Chêne, à Leclercville, afin de repérer un Grand Pic qui y résidait depuis nombre d'années. Alors que sa présence était rapportée sporadiquement par d'autres observateurs, je n'arrivais jamais à mettre la jumelle dessus. Pourtant, l'entrée oblongue de la cavité lui servant de nid était visible sur plusieurs grands arbres dans la région. J'arrivais même à l'occasion sur des sites où de gros copeaux encore bien frais s'entassaient au pied d'un arbre où une cavité bien visible venait d'être forée. C'était plutôt frustrant. Un beau samedi matin de juin, je me lève avec la ferme intention de le trouver quitte à y mettre toute la journée. Ça m'a pris quatre heures de traque intensive avant de finalement trouver un beau mâle en pleine recherche de nourriture sur un tronc pourri couché par terre dans le sous-bois d'une érablière. En fait, l'expérience m'a démontré que ce pic pouvait s'observer souvent à moins de deux mètres du sol.

Ce n'est pas par malice que le plus grand de nos picidés québécois creusent le tronc laissant souvent d'énormes échancrures qui nous font quelques fois craindre, à tort ou à raison, pour la survie de l'arbre. L'alimentation de base du Grand Pic est constituée de Fourmis charpentières du genre Camponotus. Ce sont les grosses fourmis noires que nous rencontrons près de nos maisons et que nous ne désirons pas abriter à l'intérieur de nos murs. Ces dernières creusent des tunnels qui peuvent atteindre le coeur, ou si vous préférez, le centre du tronc d'un arbre. Le pic ne cesse de forer que lorsqu'il capture sa proie.

 


 

Sa diète de fourmis est complétée par des larves de coléoptères xylophages, des termites et des chenilles. L'importance des fruits (cerises, fruits du cornouiller, raisins sauvages), des baies (houx, sumac vénéneux, micocouliers de Virginie) et des noix varie selon les régions. Ils peuvent constituer jusqu'à 30% du menu. En hiver, il visite régulièrement les postes d'alimentation où du gras animal ou végétal lui est offert.

Les Grands Pics occupent différentes sortes de forêts, les feuillus aussi bien que les conifères et les forêts mixtes. A l'intérieur de ce dernier habitat, ils semblent marquer une préférence pour les parcelles ouvertes de feuillus et les zones denses de grands conifères parvenus à maturité. Nous pouvons également les trouver dans des boisements en cours de régénération, à condition que ceux-ci soient pourvus de grands arbres et d'arbustes qui aient au moins cinq ans d'âge. Ils pénètrent aussi dans les parcs à la périphérie des villes. Des rapports indiquent que, pour se nourrir, ils choisissent des parcelles de vieux arbres en bordure de rivières. Les lieux de nidification sont également situés dans de vieux arbres âgés de plus de 70 ans et jamais très éloignés de l'eau. Les monocultures de pins sont généralement évitées. Ils nichent jusqu'à 1500 mètres dans les zones montagneuses de l'est du Canada et jusqu'à 2300 m dans l'ouest.

Ces oiseaux sont relativement solitaires. Les couples entretiennent des rapports assez lointains, excepté pendant la période hivernale où ils peuvent se percher à faible distance les uns des autres. Mes photos ont d'ailleurs été prises avec la complicité d'un couple de pics qui, à un moment donné, cherchaient de la nourriture sur deux arbres situés à moins de deux mètres l'un de l'autre. Ces oiseaux ne sont pas réputés très timides. Ils recherchent leur nourriture à toutes les strates de la végétation, y compris sur le sol où ils visitent les souches et les fourmilières. Les bois morts constituent des lieux privilégiés d'exploration. Les coups de bec et le tambourinage constituent plus de 60% des méthodes d'investigation en hiver. Le décollement et la désincrustation de morceaux d'écorce est également une activité importante. Sur la photo qui suit nous pouvons voir que l'oiseau s'apprête à soulever un morceau d'écorce et à l'arracher d'un mouvement sec de la tête.

 


L'une des questions les plus fréquemment posées sur les pics par les profanes et les scientifiques est probablement la suivante : Pourquoi les pics n'ont-ils pas de maux de tête? Cette question, bien sûr, fait allusion au fait qu'ils donnent des coups de bec. La réponse n'est certainement pas simple, et avant d'essayer de résoudre certains problèmes, il est utile de décrire brièvement ce qui se passe exactement lorsqu'un pic frappe un bois plus ou moins dur avec son bec. Un coup commence avec la tête qui est tirée vers l'arrière au maximum ; elle est ensuite tirée vers l'avant vers la surface dans une trajectoire droite, les yeux se ferment un clin d'œil avant l'impact, et le bec frappe le substrat avec une vitesse considérable (600-700cm/s). Cet impact entraîne une décélération, mesurée chez le Grand Pic à environ 600-1500g. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les contacts répétés ne causent pas de blessures évidentes. Tout d'abord, le cerveau des pics est proportionnellement petit, du moins par rapport à celui de l'homme (mais pas par rapport à celui d'oiseaux de taille similaire), et le rapport masse/surface est donc faible, ce qui signifie que les forces d'impact sont réparties sur une surface relativement plus grande (ce seul fait rend les pics cinquante à cent fois moins vulnérables que les humains). La trajectoire rectiligne réduit les foyers de rotation et de secousse dangereux. En outre, les pics, comme les oiseaux en général, possèdent peu de liquide céphalorachidien qui transmettrait des ondes de choc dangereuses. Il faut aussi considérer que les forces d'impact sont transmises sous la boîte crânienne, qui est située au-dessus de la ligne allant de la pointe du bec à l'os quadrangulaire. Certains muscles, contractés avant l'impact et attachés à l'extrémité arrière de la mandibule, peuvent agir comme des amortisseurs. 

L'oiseau peut donc compter sur des structures hautement spécialisées au niveau du bec et de l'ossature du crâne. L'articulation entre le point le plus à l'avant du crâne et celui de la mandibule supérieure, ou maxille, est repliée vers l'intérieur. Ceci fait que, lorsque le bec frappe une surface solide, l'os subit une tension plutôt qu'une compression. Normalement l'impact devrait porter la base du bec à glisser vers le haut. Ce mouvement potentiellement dangereux est contré par l'os frontal qui excède la base du haut du maxillaire. Parce que le choc produit une tension, celle-ci peut être contrecarrée par un muscle spécial qui l'absorbe. Ce dispositif est optimisé lorsque le bec est bien droit et bien aligné avec le muscle lorsque le coup est porté. Comme cette ligne se situe en bas du cerveau de l'oiseau, cet organe précieux est préservé de la vague de choc. Vous remarquerez qu'un pic, lorsqu'il fore énergiquement, garde sa tête au même niveau et en droite ligne devant lui. Ici c'est le mâle qui nous fait une démonstration. Yeux fermés, il frappe avec puissance et précision afin de creuser et aller dénicher l'insecte qui se cache. Heureusement pour lui, sa belle crête rouge est plus affectée par le choc que son cerveau.


 

Pour en savoir davantage, je vous suggère de consulter les ouvrages qui suivent.

À bientôt.

 

 

Bibliographie

del Hoyo, J., Elliott, A. & Sargatal, J. eds. (2002) Handbook of the Birds of the World. Vol. 7. Jacamars to Woodpeckers. Lynx Edicions, Barcelona.

Winkler, H., Christie, D.A. & Nurney, D. (1995) Woodpeckers: An Identification Guide to the Wodpeckers of the World, Houghton Mifflin Company,  Boston / New York.

Proctor, N.S. & Lynch, P.J. (1993) Manual of Ornithology: Avian Structure & Function, Yale University Press, New Haven / London.

Sibley, D.A. (2001) National Audubon Society The Sibley Guide to Birds, Alfred A. Knopf, Inc, New York.