samedi 1 octobre 2011

Les Oiseaux kamikazes

Gaulois en vue de Rome par Évariste-Vital Luminais
Source  Wikipédia.
Mon sujet d’aujourd’hui prend source il y a environ 2400 ans, dans le Vieux Monde, plus précisément à Rome. Les Gaulois sont alors en guerre contre les Romains et ils ont envahi Rome. Les derniers soldats romains se sont barricadés dans l’enceinte de leur temple le plus sacré, situé sur la colline du Capitole. Pour les Gaulois, il est primordial de prendre possession de ce dernier bastion. Une nuit, ils s’introduisent par une brèche de la muraille protégeant le temple. Selon la légende, les chiens chargés de garder le temple roupillent, mais les oies veillent. Elles font tant de boucan que les Romains s’éveillent à temps pour se mettre en ordre de bataille et ils réussissent même à refouler les Gaulois hors de l’enceinte. Finalement, les Gaulois s’entendent avec les Romains et ils quitteront la ville après s’être fait remettre un important montant d’or. La capitale du grand empire romain a été sauvée cette nuit-là par un genre d’oiseau bien particulier, un de ceux que j’appelle « l’oiseau kamikaze ». Si l’histoire a été modifiée, embellie, voire inventée, le comportement de l’oiseau, lui, est bien réel.

Un mâle de Gélinotte huppée m'attire loin de la femelle et de ses poussins.
Au nord du réservoir Gouin. Juin 2011 par Laval Roy.
Sur ma route, j’ai rencontré quelques uns de ces « oiseaux kamikazes ». Ma première expérience se déroule à l’été de 1966, j’ai alors quinze ans. Au cours d’une sortie en forêt, je me retrouve nez à bec devant un oiseau étrange qui me charge littéralement. Il court à ma rencontre en émettant de courts chuintements excités, toutes plumes gonflées, le cou étiré, le bec ouvert, les yeux exorbités et la queue étalée. Je reste interloqué devant un tel agissement. Ça prend quelques secondes avant que l’effet de surprise ne se dissipe tout à fait. Mes lèvres esquissent un sourire quand je réalise la taille de mon attaquant. Il me vient à peine aux rotules. Elle aura beau essayé de se faire bœuf, la grenouille restera toujours une grenouille. « Bon, c’est quoi maintenant ce paquet de plumes là ? » que je me dis. Et voilà que je reconnais une perdrix (Gélinotte huppée). Je la trouve vraiment courageuse de m’aborder de la sorte et de continuer à me tenir tête en décrivant un cercle autour de moi. Elle garde une distance de quelques mètres, mais il me semble qu’il serait tellement facile de l’attraper. Je ne comprends pas son stratagème et je reste là à la contempler. Dès que j’esquisse un pas vers elle, elle s’éloigne de la même distance. Si je recule, elle s’avance sur moi. Mais qu’est-ce qu’elle me veut au juste ? Comme je n’interagis pas tellement avec elle, elle finit par se calmer et par disparaître après quelques minutes. Ce n’est que plus tard que j’apprends que j’ai été témoin d’un essai d’intimidation de la part de cette gélinotte qui voulait m’attirer loin de sa marmaille. Son comportement agité a bien rempli son rôle en attirant toute mon attention sur l’oiseau pendant que les oisillons se cachaient dans la végétation. Au fil des ans, d’autres rencontres semblables ont lieu, mais j’ai le réflexe de ne pas suivre l’oiseau kamikaze. Au lieu de jouer son jeu, j’épie les alentours et ça ne prend pas beaucoup de temps avant de découvrir des petites boules emplumées qui se faufilent dans la végétation. Ce comportement est donc lié à la période de reproduction qui se situe habituellement de la fin mai à la fin septembre (selon l’endroit où vous vous situez au Québec).

Je rencontre mon deuxième oiseau kamikaze à l’Île du Pas, près de Berthierville, en mai 1971. Je suis en camping avec mon mentor, Gabriel Allaire, et un grand ami de l’époque, Jean-Guy Faucher, un photographe dans l’âme qui a d’ailleurs fait carrière comme tel pour le gouvernement. Alors que nous longeons un fossé, un oiseau blessé se traîne misérablement dans l’herbe. Jean-Guy et moi-même, compatissants envers le pauvre oiseau, essayons de le capturer pour le soigner. Nous nous portons donc à son secours, mais dès que nous arrivons trop près de lui, l’oiseau s’envole. Ne comprenant rien à la situation, nous nous tournons vers Gabriel et nous le voyons absorbé à chercher quelque chose dans la végétation. En biologiste expérimenté, il comprend vite le stratagème de l’oiseau et il se met à la recherche du nid. Nous ne trouvons rien, mais Gabriel en profite pour nous expliquer la raison du comportement de l’oiseau qui est finalement une Bécassine de Wilson. Une espèce qui fréquente les milieux humides (champs, fossés, marécages…).  Même si la bécassine ne fréquente pas le même habitat que la perdrix, elles se comportent de la même façon lorsqu’il est temps de faire diversion pour éloigner les indésirables loin de leur nid ou de leur progéniture.

Bécassine de Wilson sur son territoire de nidification. Nord du réservoir Gouin. Juin 2011.

Lorsque nous vivons à la campagne, il est très difficile de ne pas être averti de la présence d’un Pluvier kildir dans notre entourage. Cet oiseau de grosseur moyenne (= pigeon) est commun dans les grands espaces ouverts et il est très vocal. Si les gens ne le connaissent pas visuellement, c’est certain qu’ils l’ont déjà entendu. Nous l’entendons fréquemment la nuit alors qu’il émet son « kil-di, kil-di, kil-di » dès qu’il est dérangé dans sa quiétude. Et le dérangement peut venir de bien des sources : bovins se déplaçant dans les pâturages, moufettes, chats domestiques, renards… Pour moi, les nuits chaudes de l’été sont associées à cet oiseau. Lui aussi devient kamikaze quand sa nichée risque d’être détruite. Alors que la gélinotte se rencontre en forêt et la bécassine en milieux humides, le pluvier peut aussi bien déposer ses œufs dans votre propre cour s’il s’y trouve un endroit sec, sablonneux ou pierreux. Lorsque je demeurais à Pointe Platon, dans les années 1980 à 2000, j’avais la chance d’avoir un Pluvier kildir qui nichait dans ma cour. D’abord dans un endroit où il y avait de la poussière de pierres et, ensuite, sur les bords de mon terrain de tennis asphalté. Comme les jeunes nidifuges ne sortaient de la coquille que vers la troisième semaine de juin, il fallait que j’attende ce moment avant d’entreprendre ma saison de tennis. Pas question de déranger la nidification de MON couple de kildirs.

Pluvier kildir près de son nid. Villeroy, comté de Lotbinière, juin 2011.

À l’instar de la bécassine, le pluvier agit comme s’il avait une aile cassée. Il fait semblant de ne plus être capable de voler afin de nous faire croire qu’on pourrait facilement le saisir. Dès que nous nous approchons de lui, il s’éloigne juste assez pour garder une distance raisonnable et il feint encore la blessure. Quand il juge que nous sommes assez loin du nid, il recouvre tout à coup la pleine forme et il s’envole, laissant le poursuivant tout pantois. Quand sa manœuvre ne marche pas, il change alors de stratégie et il adopte celui plus agressif de la gélinotte. Il nous confronte en déployant ses ailes pour se faire plus gros. Son nid étant déposé directement sur le sol, dans une petite cavité du terrain, il est plus facile à trouver que celui de la bécassine. Il faut dire que le mimétisme des œufs avec le milieu ambiant ajoute de la difficulté à les localiser.     


Tous les nids de Pluvier kildir que j'ai trouvés contenaient le même nombre d'oeufs, soit quatre.
Photographié à Villeroy, juin 2011.

Mes deux séjours en forêt boréale, durant les étés 2010 et 2011, m’ont fourni de nombreuses occasions d’assister à plusieurs démonstrations d’agressivité de la part de deux autres espèces différentes de  ces oiseaux kamikazes. Dans les deux cas, il s’agit de limicoles observés dans la vallée du Saint-Laurent lors des migrations printanière et automnale. Et ce qui est fascinant, c’est de constater que ces espèces sont généralement timides et ne nous offrent pas beaucoup d’occasions de les observer de très près lorsqu’elles ne sont pas sur leur aire de reproduction. Par contre, elles se transforment en véritables ogives nucléaires lorsqu’elles défendent leur territoire (et leur nid par le fait même). Le Grand Chevalier est le plus « évident » de ces oiseaux « Dr Jekill et Mister Hyde ». Avant de voir de visu ce comportement, j’avais lu que cet oiseau se perche bien en évidence dans les environs de son nid et qu’il alerte son/sa partenaire dès qu’il aperçoit l’arrivée d’un intrus sur le territoire. Et il le fait de façon très sonore. Il peut crier de très longues minutes sans arrêt jusqu’à ce que l’objet de son attention décide de quitter les lieux. Et si on s’approche trop de l’oiseau, il plonge alors directement vers nous en changeant  de trajectoire à environ 4 mètres de distance. « Pas très près », vous me direz, et vous avez bien raison si on compare ça aux attaques des sternes, mais disons que ces attaques sans arrêt finissent par nous lasser. Surtout que les cris enterrent tout autre son et que le plus petit des insectes devient au courant de notre présence. Bien difficile d’entreprendre une étude de terrain lorsque nous avons été repéré par ce grand bavard.


Dès que nous pénétrons sur son territoire, le Grand Chevalier vient se percher à proximité et crie sans cesse pendant de longues minutes. Près de Chapais, juillet 2011. 

Et lorsque nous tardons trop à partir ou lorsque nous nous approchons davantage de son nid, il essaie de nous effaroucher en fonçant sur nous. Près de Chapais, juillet 2011.

Si j’étais au courant de ce comportement pour le Grand Chevalier, je ne l’étais pas pour un de ces cousins, le Chevalier solitaire. Ce dernier est beaucoup plus discret lorsqu’il passe dans nos régions en période migratoire. Comme son nom l’indique, on n’observe habituellement qu’un oiseau à la fois. Il se tient dans les endroits humides, souvent dans des champs inondés. Il est plus petit que le Grand Chevalier, est moins haut sur patte et son plumage est foncé. Il émet des sons lors de l’envol ou lorsqu’en vol. À l’été 2010, alors que je suis sur la Côte Nord, entre Sept-Îles et Natashquan, je ne le rencontre qu’une seule fois et il présente le même comportement que celui noté par moi jusque là. Probablement qu’il n’est pas nicheur ou qu’il a fini de nicher. Il se nourrit dans le fond d’un fossé tout en faisant fi de ma présence. Mais en 2011, alors que je me retrouve au centre du Québec, au nord du Réservoir Gouin, j’observe cette espèce de façon quasi quotidienne et là, je le vois sous un angle différent. C’est par un cri incessant qu’il nous accueille sur son territoire. Un cri bien différent du Grand Chevalier. La première fois, je me questionne sur l’oiseau qui produit ce son. Quand je le repère, perché sur le bout d’un arbrisseau, je l’identifie aussitôt, mais je suis surpris. Comme son grand cousin, il n’arrête pas de me houspiller tant que je demeure à l’intérieur d’un quadrilatère dont les limites ne sont connues que par l’oiseau lui-même. Mais jamais, il ne m’attaque comme le ferait le Grand Chevalier, pour lui pas de phase d’agression. Par contre, il adopte la manœuvre de la bécassine et il essaie de m’attirer loin du nid.

Nous apprenons très vite lorsque nous approchons le nid du Chevalier solitaire. Près de Chapais, juillet 2011.


Les oiseaux, tout comme la plupart des créatures terrestres, sont mus par deux objectifs primordiaux : le premier étant de survivre eux mêmes et l’autre étant d’assurer la pérennité de l’espèce en se reproduisant. Tous les comportements qu’ils adoptent doivent épouser cette même ligne de pensée. Il n’y a pas de place pour l’improvisation. L’oiseau qui nous agresse, ou qui simule l’agression, met sa vie en péril, mais de façon calculée. Bien évidemment, il peut arriver que l’oiseau manque de jugement (ou de chance) et qu’il se fasse attraper à son propre jeu, mais ça arrive dans une minorité des cas. Nous ne pouvons que saluer cette force de vie qui habite chaque être vivant et qui peut même l’amener à risquer la sienne pour assurer celle de l’espèce.  


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