En fait, l'oiseau n'avait pas le choix. Afin de rencontrer ses besoins énergétiques quotidiens, un colibri doit visiter entre 1 000 et 2 000 fleurs par jour. Imaginez si ce colibri devait s'adapter à diverses plantes, visite après visite, le temps perdu à s'ajuster pourrait mener à sa perte. Le transit intestinal se fait en quinze minutes chez un colibri et ça prend à peu près quatre minutes pour vider sa récolte d'un repas de nectar dans l'intestin. Grosso modo, le colibri doit se nourrir aux cinq minutes s'il veut conserver son niveau d'énergie. Pas de temps à perdre à explorer la façon d'aller chercher du nectar à partir d'une fleur qui ne lui est pas familière. Parallèlement à l'oiseau, chaque plante hôte a également évolué de façon à ce que l'oiseau ou l'insecte qui lui soutire son nectar reparte, en contre partie, avec sa semence. C'est un échange équitable de services "Je te nourris et tu assures ma survie en allant polliniser d'autres plantes de mon espèce".
L'exemple le plus spectaculaire de cette spécialisation, et sans aucun doute l'un de ceux qui frappe le plus l'imaginaire, est celui du Colibri porte-épée / Ensifera ensifera / Sword-billed Hummingbird.
Cette espèce sud-américaine possède un bec excessivement long, pouvant atteindre 12 cm de long, alors que la longueur de son corps peut atteindre 14 cm (du bout de la queue au début du bec). Chez certains individus, la longueur du bec peut même dépasser celle du corps. Imaginez alors la fleur qui peut accueillir un tel bec. Vous en avez une idée sur l'illustration à gauche. Le datura représente la plante idoine pour notre pinocchio ailé. Une fleur aux corolles longues et pendantes qui obligent un colibri à posséder un bec anormalement long pour aller extirper le délicieux nectar. Par contre, d'autres oiseaux moins nantis d'un bec-super-allongé contournent l'obstacle en piquant la corolle à sa base pour se sustenter du liquide sucré. Je pense ici à certaines espèces de colibris comme les porte-traînes (trainbearers), aux sucriers (bananaquit) ou aux percefleurs (flowerpiercers). Mais ces pique-assiettes ne faisant pas l'objet de ce billet, revenons à nos colibris.
Et si on va à l'autre bout du spectre, toujours chez les trochilidés, nous aboutissons au Colibri à petit bec / Ramphomicron microrhynchum / Purple-backed Thornbill. Son bec est court, comparable à bien des passereaux. Bizarre pour un colibri. En novembre 2010, lors d'un voyage en Équateur, je comprends pourquoi il n'a pas besoin d'un bec plus long. Alors que nous nous trouvons à Papallacta Pass, à 4 000 mètres d'altitude, nous observons deux individus qui se nourrissent au sol sur des fleurs blanches de faibles dimensions et au pédoncule très court. Encore un autre bel exemple de "scratch-my-back-and-I-will-scratch-yours", chacun sortant gagnant-gagnant dans le processus.
Lors de mon dernier voyage en Thaïlande, j'ai découvert une espèce d'oiseaux au bec hautement spécialisé que je n'avais pas eu l'occasion de voir de très près lors de mon premier voyage en novembre 2004. Oui, j'avais bien observé et photographié l'espèce lors de ce voyage, mais nous avions passé vite dans le secteur de l'île où l'espèce est abondante et nous ne l'avions pas vue ailleurs. Voici la photographie que j'avais réussi à faire de l'oiseau à l'époque. Je ne faisais alors que de la photo d'habitats, de paysages ou de personnes. Je n'étais pas équipé d'un bon appareil et d'une lentille me permettant de prendre des clichés détaillés et intéressants. Il s'agit du Bec-ouvert indien / Asian Openbill. Ce grand échassier, de la famille des Ciconiidae, ressemble à une cigogne par sa taille, son aspect général et ses comportements. Il se nourrit dans les champs, les vasières, les lieux inondés, les fossés, bref un peu partout dans les milieux ouverts. En fait, dans le centre du pays, on le voit quotidiennement et dans différents lieux. Dès que nous sortons de la zone métropolitaine de Bangkok, direction sud, nos chances d'en croiser sont assurées. Voici donc la bête observée il y a un peu plus de deux mois
Les deux membres du genre Anastomus partage donc un bec unique. Comme leur nom l'indique, ce bec a une ouverture béante entre les deux mandibules, lui donnant une apparence tordue, déformée. En fait, cette particularité s'est peut-être développée au gré de l'évolution lorsque des individus affublés d'un bec différent des autres ont trouvé un avantage supérieur à cette malformation pour extraire les escargots de leurs coquilles. D'un autre côté, la technique utilisée peut, à la longue, user ou modeler le bec. C'est ainsi que les becs des oiseaux, avant qu'ils ne quittent le nid, sont plus droits et conventionnels.
Mais peu importe les explications que nous pourrions trouver, il semble bien que ce bec étrange se soit spécialement adapté à la diète spécifique aux oiseaux de ce genre. La mandibule supérieure est presque droite et elle est pourvue près de la pointe d'une série d'aspérités qui aide probablement l'oiseau à agripper la coquille et à la tenir bien en place lorsque l'escargot en est retiré. La mandibule inférieure est recourbée sur environ les deux tiers de sa longueur et elle est quelquefois plus usée d'un côté, une difformité résultant de la technique spéciale de nourrissage. Les oiseaux plus âgés auraient un plus gros espace entre les mandibules.
Une fois de plus la nature sait nous émerveiller et nous étonner. Il y a tant à observer et à apprendre.
À bientôt...
Bibliographie
Handbook of the Birds of the World. Lynx Edicions, 1992. Volume 1
Handbook of the Birds of the World. Lynx Edicions, 1999. Volume 5
4 commentaires:
Article très intéressant ! Je ne connaissais pas les becs-ouverts.
Merci Coralie. De mémoire, je n'ai jamais vu de reportage sur les becs-ouverts. Leur répartition mondiale est restreinte puisque le Bec-ouvert indien ne vit que dans les basses-terres du sous-continent indien jusqu'en Asie du sud est, et que l'africain se retrouve seulement en Afrique (à partir du sud du Sahara) et à Madagascar. Et comme ils peuvent accompagner d'autres grands échassiers d'apparence similaire, ils peuvent facilement échapper à l'attention d'un oeil moins scrutateur des détails. Tant mieux si j'ai pu attirer votre attention sur ces oiseaux merveilleux.
J'ai lu avec grande attention votre article sur ces becs très particuliers de certains oiseaux. J'ignorais l'existence de becs-ouverts.
Dans le monde des abeilles, il existe aussi des spécialisations : certaines ont une langue longue qui pénètre au fond de fleurs très fermées et longues et en parallèle des petits filous fendent la fleur à sa base pour se nourrir.
La nature est toujours passionnante dans ces petits détails!
Merci Lucie pour l'info donnée sur les abeilles. C'est intéressant de constater comment le phénomène de la convergence observée dans l'évolution des espèces peut s'appliquer à des ordres différents dans le monde animal. Et comme, à l'instar des oiseaux nectarivores, les insectes butineurs jouent un rôle important dans la pollinisation, c'était logique que les spécialisations soient du même ordre. On peut penser aussi aux chauves-souris qui ont su également se spécialiser. Merci d'avoir fait le rapprochement.
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