samedi 3 mars 2012

Des fourmis et des oiseaux en forêt tropicale



La richesse de la vie en forêt tropicale est telle que nous pouvons difficilement la mesurer lors de nos premières visites. Notre ignorance bien compréhensible de toutes ces formes de vie qui nous entourent limite nos perceptions. Les vies animale et végétale sont abondantes et variées. Dans les forêts tempérées les plus riches en Amérique du Nord , nous pouvons répertorier une 30aine d'espèces différentes d'arbres dans une parcelle d'environ 10 km². Sous les tropiques, 40 à 100 espèces peuvent facilement être identifiées pour la même surface. Un site en Amazonie péruvienne a même permis de lister 300 espèces dans ces mêmes limites. En fait, 90 000 espèces de plantes se retrouvent sous les tropiques du Nouveau Monde.  

Et cette exubérance de vie se manifeste également dans le monde animal. Explorer's Inn est une station de recherches située en Amazonie du côté du Pérou. Sur ses seuls terrains, au-dessus de 600 espèces d'oiseaux ont été identifiées. En comparaison, 700 espèces forment la liste de toutes les espèces retrouvées en Amérique du Nord.

Que dire maintenant des espèces d'insectes si ce n'est qu'il reste encore tellement à apprendre. Pour le petit pays d'Amérique centrale qu'est le Costa Rica, Philip DeVries a décrit, en 1987, plus de 550 espèces de papillons. Dans la même année, Edward O. Wilson a collecté 40 genres et 135 espèces de fourmis dans 4 différents types de forêt dans la réserve de Tambopata, en Amazonie péruvienne. Il a même noté que 43 espèces de fourmis ont été trouvées dans un seul arbre. Bien des points sont encore nébuleux dans notre connaissance du monde des insectes et des nouvelles espèces sont décrites à chaque expédition scientifique.

Fourmis champignonnistes Atta colombica
 transportant des morceaux de feuille.
Photo Internet.
Les fourmis sont partout en forêt tropicale et leur présence est facilement décelée, même par l'observateur le moins habile. Deux types attirent notre attention: les fourmis champignonnistes et les fourmis légionnaires. Les premières se déplacent par milliers en empruntant des sentiers bien circonscrits par les allers et retours incessants qu'elles font entre la source de nourriture et la fourmilière. Regroupant diverses espèces, ces fourmis ont la particularité de ne pas pouvoir digérer la cellulose contenue dans les feuilles des végétaux. Afin de se nourrir, elles ont développé une symbiose avec une espèce de champignon qu'elles cultivent dans leur fourmilière. Pour cela, les ouvrières collectent des morceaux de feuilles et de fleurs, qui, après avoir été mâchés, vont servir de substrat pour la culture du champignon, dont elles vont ensuite se nourrir. Si ce type de fourmis n'a pas d'impact majeur sur les autres êtres vivants qui les entourent, c'est bien différent dans le cas des fourmis légionnaires. Si les champignonnistes sont rencontrées à chacune de nos sorties en forêt, les légionnaires sont beaucoup moins repérables. Elles sont en effet nomades, se déplaçant d'environ 200 mètres par jour et elles s'arrêtent la nuit pour camper, toujours en bon ordre. La reine reste au centre et les soldats montent la garde autour d'elle.

Les fourmis légionnaires sont aveugles et elles se déplacent en colonnes de quelques dizaines de mètres, organisées militairement. Au centre, les petites ouvrières transportent les larves et parfois des proies comme garde-manger. La reine est entourée de ses servantes. Cette reine, dépourvue d'ailes, peut produire jusqu'à 2 000 000 d'oeufs en un seul mois. Sur les flancs, les soldats, qui sont des ouvrières au moins cinq fois plus grosses que les autres, sont munis d'une tête énorme et de mandibules impressionnantes.
 

Un soldat  Eciton burchellii brandit ses imposantes mandibles afin de dissuader ou de combattre tout prédateur qui pourrait mettre la sécurité de la colonie en péril. Photo internet.

Chez certaines espèces sud-américaines, les nids qui servent de bivouac pour la nuit, pendent des arbres comme des essaims d'abeilles. De ces masses sortent des colonnes de razzia qui fouillent chaque brindille pour rapporter de quoi nourrir la colonie.

Selon mon expérience personnelle, ces raids de fourmis légionnaires sont plus fréquents dans les forêts tropicales humides et j'ai eu la chance, malheureusement en trop peu d'occasions, de rencontrer quelques unes de ces formations. Les fourmis sont présentes partout où le regard porte en sous-bois. Contrairement aux champignonnistes, elles se déplacent en tous sens et chaque millimètre est scruté à la loupe par les ouvrières gourmandes. Tout ce qui vit est attaqué, mordu, tué et dépecé par des fourmis qui n'ont qu'une seule mission, celle de rapporter de la nourriture pour la survie de la colonie. Alors que les fourmis soldats veillent à la protection de la horde, les fourmis ouvrières s'occupent à effrayer et à capturer tout ce qui tombe sous leurs mandibules. On compte une trentaine d'espèces de fourmis légionnaires dans le monde et elles sont réparties en Amérique centrale, en Amérique du sud et en Afrique. Parmi celles-ci, 2 espèces présentes en Amérique centrale attirent plus spécialement la présence d'oiseaux autour d'elles: Eciton burchellii et Labidus praedator. Mais quels sont ces oiseaux ?

Ant... quoi ? 

Avant mon tout premier voyage en Amérique centrale, en 1989 et au Costa Rica (identifié comme CR ultérieurement dans le texte) plus précisément, je me suis procuré le premier guide de terrain complet sur ce pays "A guide to the birds of Costa Rica" par Stiles & Skutch, 1989. En l'étudiant, j'ai appris l'existence d'une famille d'oiseaux, les formicariidés, ne comptant aucun membre en Amérique du nord et dont les noms anglais débutent tous par "Ant" ("fourmi" en français): Antbird (Alapi, Fourmilier), Antshrike (Batara), Antwren (Myrmidon, Grisin), Antvireo (Batara), Antthrush (Tétéma) et Antpitta (Grallaire). Comme il est impossible de tout lire et de tout savoir avant de partir en pays étranger, j'ai présumé que ce préfixe leur était donné parce qu'ils se nourrissaient de fourmis. J'ai appris sur le terrain, de visu et surtout grâce à des guides ornitho compétents, qu'il n'en était rien. Oui, il peut arriver que quelques individus de ces espèces gobent une fourmi de temps en temps, mais il serait impossible pour eux de le faire sur une base régulière, à cause principalement de l'acide formique produite par ces insectes. Non, leur nom vient plutôt du fait qu'ils profitent de la frénésie engendrée par le passage des fourmis chez les êtres vivants fréquentant le tapis de la forêt. Ils attrapent et mangent les proies potentielles qui ont réussi à échapper à la horde dévastatrice. Ces espèces ont donc adopté ce comportement génial qui leur facilite de beaucoup la tâche de trouver de quoi se sustenter. En fait, quelques espèces suivent continuellement les hordes de fourmis légionnaires, d'autres ponctuellement alors que les autres ne le font pas du tout. J'ai donné le nom de PAF au premier groupe, soit les Professionnal Ant Followers. Il y a 28 espèces de PAF dans le monde et voici, tels qu'illustrées dans le livre de Skutch, les 3 principales observées au CR.


1)  Le Fourmilier ocellé (Ocellated Antbird) est le plus gros et, à mon goût personnel, le plus spectaculaire et le plus coloré des PAF. C'est aussi l'un des moins observés au Costa Rica. S'il ne se nourrit presque exclusivement qu'en suivant les colonies de fourmis légionnaires, on ne le rencontre pas automatiquement à chaque fois qu'on a la chance de croiser un "army ant swarm" sur notre route. Au CR, il est observé avec plus de régularité sur le versant caraïbe (Atlantique) et je n'ai jamais eu la chance de le rencontrer dans ce pays. Il a fallu que je me rende sur la côte atlantique du Panama pour l'observer à souhait. Quel bel oiseau !
2)  Le Fourmilier bicolore (Bicolored Antbird) est l'espèce la plus régulièrement rencontrée dans l'entourage des hordes de fourmis légionnaires. Pour moi, il représente réellement le professionnel des PAF. À toutes mes rencontres avec Eciton burchellii ou Labidus praedator, il y avait cette espèce pas très loin. Même si sa distribution est donnée comme étant seulement sur le versant caraïbe (ou Atlantique) du CR, je l'ai observé du côté Pacifique, près de la réserve de Carara.

3) Le Fourmilier grivelé (Spotted Antbird) fait également partie de ce groupe select, même s'il ne fréquente que l'est du CR. Il est petit et il se tient près du sol, bien agrippé le long d'une tige verticale. Chez cette espèce, le mâle et la femelle ont des plumages différents (le mâle en haut et la femelle en bas dans l'illustration).

Illustration montrant nos 3 PAF en pleine activité. Saurez-vous les trouver ? 


Les Tétémas (Antthrush) sont des genres de petits râles forestiers qui arpentent le sol en marchant, la queue courte et pointue dirigée vers le ciel et la tête tenue haute et en alerte.Parmi les 3 espèces rencontrées au CR, le Tétéma coq-de-bois (Black-faced Antthrush) est celui qui accompagne le plus souvent les autres PAF. Alors que les autres espèces se tiennent agrippées à la végétation basse, le tétéma marche sur le sol et il attrape les arthropodes ou les petits lézards qui fuient l'arrivée des fourmis. 



Il y a également d'autres espèces dont le nom ne contient pas le préfixe "ant" et qui pourtant sont souvent associées aux fourmis légionnaires. Il s'agit d'oiseaux de la famille des Furnariidés, dont font partie les grimpars. Ce sont des versions géantes du Grimpereau brun (Brown Creeper) d'Amérique du Nord ou du Grimpereau des jardins (Short-toed Tree-Creeper) d'Europe. Des 16 espèces présentes au CR, 3 sont plus souvent observées accompagnant les fourmis légionnaires.

Le Grimpar vermiculé (Northern Barred-Woodcreeper) est le plus gros d'entre eux (25 cm) et sa présence dans les environs nous signale bien souvent une horde de fourmis pas très loin. Tel qu'illustré dans le dessin montrant nos 3 PAF en action, il se tient bien agrippé contre un tronc, immobile et attendant qu'un insecte volant passe près de lui. Les Grimpar roux (Ruddy Woodcreeper) et à ailes rousses (Tawny-winged Woodcreeper) sont plus petits (respectivement 20 cm et 18 cm), mais ils sont également plus actifs que leur gros compagnon. C'est au Bélize que j'ai eu la chance de voir évoluer le trio au-dessus d'un essaim de fourmis.
Et au-dessus de tout ce beau monde, des espèces insectivores profitent de toute cette manne. Elles sont de différentes familles, mais elles partagent le même régime alimentaire.


Même si le Tangara à tête grise (Gray-headed Tanager) et la Sittine brune (Plain Xenops) ne sont pas entièrement inféodés aux hordes de fourmis légionnaires, ils y participent très souvent. Ils occupent alors la strate supérieure, fouillant dans le feuillage et continuant d'effrayer les pauvres insectes en quête de refuge.



Toute cette horde d'oiseaux doit avoir ses éclaireurs et ses guetteurs, car, engagés dans la poursuite frénétique des proies, ils deviennent vulnérables eux aussi à leurs prédateurs naturels. Le Tangara à gorge blanche (White-throated Shrike-Tanager) tient ce rôle à la perfection. Toute arrivée d'un prédateur est aussitôt signalée par un sifflement très fort et tout le petit monde court se mettre à l'abri. Des mauvaises langues vont jusqu'à dire qu'un tangara "joueur-de-tour" peut à l'occasion émettre son cri afin d'écarter tous les autres becs de proies qu'il se presse de gober alors qu'il a la voie libre. Légende urbaine ?


Et voici, le prédateur qui n'hésite pas à profiter de ces rassemblements tapageurs pour obtenir sa part du gâteau. Le Carnifex barré (Barred Forest-Falcon) est semblable morphologiquement à nos éperviers: queue longue et ailes courtes. Il se déplace facilement entre les branches des forêts les plus denses. Il se tient perché bien droit sur sa branche, immobile, attendant juste la meilleure occasion pour fondre sur sa proie. Attiré à une horde de fourmis légionnaires, il peut se nourrir autant de gros insectes volants que des oiseaux présents.

Et voilà que nous avons bouclé la boucle: prédateurs-proies-prédateurs qui deviennent des proies pour d'autres prédateurs. Et à travers tout ça, un papillon qui se nourrit des fientes de tous ces oiseaux.

Quel monde extraordinaire et on ne sait pas tout encore !


  
 



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