jeudi 11 février 2016

L'observateur observé



Serions-nous des voyeurs, nous, les passionnés de la nature ?

Dans les passionnés de la nature, j'englobe beaucoup de gens. Les artistes peintres, les photographes, les ornithologues et, de façon plus large, tous ceux qui éprouvent un intérêt particulier à observer  tout ce qui touche à la nature. Nous partageons tous cette même quête qui nous amène invariablement à essayer de surprendre un animal dans sa routine quotidienne... sans être soi-même repérés. À bien y penser, cette définition me permettrait même d'inclure les passionnés de la chasse. En effet, nos sorties en nature peuvent avoir comme but de rechercher une cible spécifique jusqu'à la trouver et l'observer. Oui, je sais, la finalité des différents groupes n'est pas la même: une collecte d'esquisses qui serviront à la réalisation d'un tableau pour l'artiste, un ajout de l'espèce sur une liste personnelle pour l'ornithologue ou l'amoureux de la nature, une captation la plus belle ou la plus originale pour le photographe ou un trophée pour le chasseur.

Les uns comme les autres, si nous désirons obtenir de bons résultats, nous avons des leçons à apprendre et des devoirs à faire. La connaissance de l'espèce et de l'habitat dans lequel elle gravite ainsi que de ses comportements normaux sont tous des éléments à apprivoiser si nous désirons obtenir des résultats optimaux. Difficile d'échapper à cette réalité.


Malgré tous nos efforts, il arrive que les espèces visées ne coopèrent pas de la façon envisagée. L'observateur est alors observé bien avant qu'il n'observe et il doit alors réagir rapidement, car tout n'est qu'une question de fraction de seconde avant que le contact visuel ne soit interrompu de façon abrupte par le départ de l'espèce désirée.


Malgré le départ précipité de cet Écureuil gris, ce cliché reste quand même intéressant. Je l'ai intitulé "la fuite vers l'ombre". Et, dans le fond, il faut admettre que la survie d'un animal tient beaucoup au fait qu'il passe inaperçu et que l'ombre le protège des prédateurs. Prise réalisée le 20 avril 2015 au Domaine de Maizerets, ville de Québec, Québec.



Heureusement pour moi, j'étais déjà affairé à photographier cette Grive solitaire  alors qu'elle se tenait bien perchée tout près. Comme je n'utilise jamais l'option de photographies en rafale, j'ai dû presser à nouveau sur le déclencheur et c'est ce que j'ai obtenu. L'oiseau a quitté sa perche pour capter un fruit en plein vol. Fruit qu'elle tient encore fermement dans son bec. Photo réalisée le 20 décembre 2014 à Saint-Édouard, comté de Lotbinière, Québec.


Ces situations non désirées peuvent quand même nous permettre d'emmagasiner de très beaux moments dans notre banque de souvenirs impérissables. Alors qu'un photographe chanceux aura le temps de prendre un cliché mémorable, il n'a aucun pouvoir sur la brièveté de la rencontre. Plus souvent qu'autrement, l'animal ne permet qu'un coup d'oeil furtif, mais il arrive aussi qu'il reste de longs moments à nous reluquer, tellement que ça peut en devenir presque gênant. J'aimerais vous présenter quelques photos alors que je me sentais beaucoup plus l'observé que l'observateur.  



Le 14 juillet 2012, je suis quelque part en Abitibi dans le cadre de l'Atas des Oiseaux Nicheurs du Québec. Alors que je suis à observer un Viréo à tête bleue, j'aperçois un Lynx du Canada / Lynx canadensis / Canada Lynx bien assis dans le milieu du chemin à environ 75 mètres de moi. Il a l'air bien intrigué par ma présence et je m'attends à ce qu'il déguerpisse dans la nature dans les secondes qui suivent. Et non, il se remet sur ses 4 pattes et il marche lentement vers moi en longeant la végétation sur le bord du chemin. Je saisis mon appareil photo qui n'est pas très loin et je prends des clichés à mesure qu'il s'approche.



Rendu à ma hauteur, il s'arrête pendant de longues secondes et il m'étudie d'un regard prolongé, mais, de façon bien évidente, dépourvu de toute agressivité. On dirait presque un chat domestique. Comme je le suis depuis longtemps à travers ma caméra, je lève les yeux pour réaliser qu'il ne se trouve alors qu'à environ quatre mètres de moi. Je n'ose bouger, savourant toute l'intensité et toute la beauté du moment. Il continue ensuite son chemin sans jamais démontrer la moindre crainte à mon égard. De mon côté, je n'ai jamais ressenti de peur. Cette situation me transcende littéralement. Tellement que je n'ai jamais pensé à vérifier les réglages de ma caméra. Cette photo est surexposée, mais l'image parfaite restera à jamais gravée dans ma mémoire. Après tout, combien de fois, dans votre vie, aurez-vous été dévisagé de la sorte par un lynx ?


Croyez-vous vraiment qu'il m'a vu ?  You bet !  Cet oiseau "genre toutou" est un Podarge de Ceylan / Batrachostomus moniliger / Sri Lanka Frogmouth photographié le 04 novembre 2014 près de Thattekkad, dans les Western Ghats, situées dans la partie sud ouest de l'Inde. Une espèce nocturne qui passe sa journée à somnoler en attente de la reprise d'activité dès la nuit tombée. Et non, je ne l'ai pas forcé à ouvrir les yeux comme trop de photographes font pour obtenir une photo optimale. Quand nous l'avons repéré, il était ainsi, occupé à observer l'observateur. Voici une vision devant laquelle nous ne pouvons nous empêcher de sourire. Tellement inusitée et attendrissante tout à la fois.


Et comment décrire cette autre rencontre faite cette fois-ci sur l'île mythique de Madagascar. Qui dit Madagascar dit lémuriens, des primates endémiques à cet endroit du monde i.e. trouvés UNIQUEMENT dans cette endroit tout autour de la planète bleue. Les yeux énormes de ce Lépilémur de Milne-Edwards / Lepilemur edwardsi / Milne-Edwards Sportive Lemur indiquent qu'il s'agit d'une espèce nocturne. Cette mère était bien installée dans la fourche basse d'un arbre, tenant un bébé dans ses bras. Une rencontre difficile à oublier. Photographié le 26 octobre 2012 dans le parc national d'Ankarafantsika.



Pour établir un contact visuel avec une Chélydre serpentine / Chelydra serpentina serpentina / Common snapping Turtle, il faut être soi-même très près du sol. Mais l'effort en vaut la chandelle. Et dans ce cas particulier, nous n'avons pas à craindre que l'animal va déguerpir en une fraction de seconde. Photo réalisée le 29 juin 2014 dans la Réserve nationale de faune du lac Saint-François, à Dundee, Québec.



Quelle surprise j'ai eue lorsque j'ai levé mes jumelles directement au-dessus de moi pour apercevoir un petit oiseau coloré qui me regardait directement !  À sa gauche, nous distinguons deux pattes bien griffées qui agrippent une branche ainsi qu'un ventre jaunâtre. Il s'agit d'une femelle de Philépitte de Schlegel / Philepitta schlegeli  / Schlegel's Asity qui se tient "normalement" sur une branche. Mais qu'en est-il de son partenaire qui pend littéralement bien accroché à sa branche, un peu comme le ferait une chauve-souris ? Vraisemblablement, il utilise cette position inhabituelle pour atteindre des fruits cachés dans le feuillage. Et notre présence ne semble pas du tout le déranger dans ses activités. Heureusement, il m'a laissé le temps de prendre quelques clichés. Réalisée le 26 octobre 2012 dans le parc national d'Ankarafantsika, à Madagascar.


 C'est en Thaïlande, plus précisément dans le parc national de Kaeng Krachan, que notre guide accompagnateur ornithologue nous amène dans une cache dressée en pleine forêt. Après quelques minutes, apparaît un petit mammifère. Il est minuscule. Un adulte de cette espèce peut atteindre seulement la hauteur de 45 cm (18 pouces) et peser 2 kgs (4.4 lbs). Il s'agit en fait du plus petit mammifère connu affublé de sabots et son nom est Chevrotain indien / Moschiola meminna / Lesser Mouse Deer. Ses prédateurs les plus abondants sont les chiens sauvages abandonnés par les hommes et qui hantent les forêts. L'utilisation d'une cache pour observer la nature sans être soi-même observé est un des meilleurs moyens pour étudier les animaux dans leur quotidien. N'eût été de cette cache, je ne crois pas que nous aurions eu la chance de croiser ce mammifère très furtif.


Ce regard impressionnant est celui d'un Agame des colons / Agama agama / Common Agama photographié le 02 novembre 2015 dans le parc national de Kakum, Ghana, Afrique de l'ouest. Il a l'air vraiment au-dessus de ses affaires et il semble vouloir nous dire: "c'est qui le suivant ? ".  Dans ce cas précis, le reptile n'était aucunement contrarié par ma présence et il n'a pas bougé d'une écaille tout au long de notre rencontre.


Dans le cas de certaines espèces, comme pour cette Gélinotte huppée / Bonasa umbellus togata / Ruffed Grouse, il arrive que l'oiseau nous repère avant que l'on ne le voit, mais qu'il n'hésite aucunement à se montrer très ostensiblement devant vous. Et ce comportement est sans équivoque: il veut attirer votre attention afin que vous le suiviez. Mais pourquoi ? Tout simplement parce qu'il s'agit d'un parent accompagné de jeunes ne volant pas encore. En se pavanant devant nous, il permet aux jeunes de se cacher dans la végétation avant que l'on ne les remarque. Ce comportement suicidaire a sûrement dû finir tragiquement pour certains parents, mais il semblerait que ça fonctionne plus souvent que ça ne rate. Photographie réalisée le 19 juin 2011 au nord du Réservoir Gouin, Haute Mauricie, Québec.


Le 11 juillet 2012, je me retrouve en Abitibi, au nord ouest du Québec. Maintenant bien au fait du comportement protecteur des adultes des galliformes habitant la forêt boréale, je me préoccupe plus de repérer les poussins ou les immatures des perdrix et tétras que de suivre l'adulte qui se trémousse devant moi. Cet oisillon de Tétras du Canada / Falcipennis canadensis canadensis / Spruce Grouse est tout juste assez âgé (environ une semaine) pour s'envoler à  partir du sol et atteindre les branches basses d'un conifère. D'instinct, il sait qu'il doit rester immobile pour échapper à l'attention d'un prédateur potentiel. Quoi demander de mieux pour un photographe ? 


Les membres de la famille des strigidés, comprenant les hiboux et les chouettes, sont sans doute les plus faciles à photographier, car ces oiseaux habituellement nocturnes ne bougent pas de leur perchoir lorsqu'ils sont observés durant le jour. Alors qu'ils sont normalement léthargiques en plein jour, le plumage gonflé pour préserver la chaleur et les yeux fermés parce que somnolant, il peut arriver qu'ils soient actifs et bien éveillés parce que obligés de capturer des proies non obtenues la nuit précédente. Au Québec, on ne divulgue plus les endroits précis où ces oiseaux sont repérés parce que de trop nombreux ornithologues ou photographes à l'éthique plutôt déficiente ne se gênent pas pour déranger l'oiseau en le forçant à ouvrir les yeux pour obtenir une meilleure observation ou une meilleure photographie. Ce faisant, ils l'empêchent de récupérer des forces essentielles à leur survie et ils les obligent même à se déplacer juste pour retrouver de la quiétude et se mettre à l'abri de potentiels prédateurs. Il ne faut pas oublier que ces prédateurs ont aussi des prédateurs. Cette Petite Nyctale / Aegolius acadicus acadicus / Northern Saw-whet Owl a été photographiée le 17 mars 2012 à Leclercville, comté de Lotbinière, Québec.



Au Québec, la diversité d'oiseaux est encore très bonne puisque nous pouvons cumuler une liste de 250 espèces différentes, année après année. Après plus de cinquante années d'observation derrière la cravate, je peux témoigner que si la diversité est encore là, le nombre d'individus par espèce est très déconcertant pour ne pas dire inquiétant. De là, toute l'importance de montrer énormément de respect envers ces oiseaux que nous avons la faveur de rencontrer lors de nos sorties en nature ou, tout simplement, dans notre arrière-cour. Dès mes premières observations, j'ai éprouvé cette nécessité de les partager avec le plus de nombre possible de personnes. Comment ne pas vouloir partager la beauté ? Une de mes plus grandes déceptions à vie a été de me rendre à l'évidence qu'il ne fallait plus faire ça. À cause d'une minorité d'imbéciles narcissiques, nous ne pouvons plus permettre à des gens bien d'embellir leur vie par des observations qui les rendront plus heureux et les feront grandir.



Voici un joyau ailé, un hyper-actif, un acrobate de nos forêts boréales. Le photographier de façon potable implique toujours un défi difficile à relever. Le Roitelet à couronne dorée / Regulus satrapa satrapa / Golden-crowned Kinglet ne prend une pose que durant quelques secondes. C'est sur un lieu que j'affectionne particulièrement, soit l'Île-aux-Basques, au large de Trois-Pistoles, que j'immortalise cet instant magique, le 18 septembre 2015 . Le contact visuel n'a duré qu'une fraction de seconde.



Je vous souhaite ces moments magiques où, lors d'un bref instant, nous sentons la vie couler pleinement dans nos veines.



@ bientôt.






1 commentaire:

lejardindelucie a dit…

Que de superbes moments que ces rencontres entre un observé et un observateur!
La "visite" du Lynx est vraiment inimaginable quand on connait les moeurs de cet animal.
Il m'arrive de me dire que les animaux "sentent" bien plus que nous si nous sommes inoffensifs ou non. J'entreprends souvent"une causette" avec mon sujet quand je capte son regard, je ne sais pas siffler, et parfois j'ai l'impression que nous nous comprenons. Ce sont des moments intenses, furtifs, riches en émotion et des souvenirs magiques!
Même les insectes nous observent et certains se cachent bien avant que nous les ayons vus et ensuite ressortent. Le plus drôle ce sont les araignées avec leurs nombreux yeux qui observent le moindre de nos mouvements!
Il est vrai que le comportement de certains photographes ou touristes est devenu insupportables pour les sujets photographié surtout quand on pense à l'énergie dépensée par un oiseau pour s'envoler ou fuir!
J'ai aussi été piégé par le comportement d'un pluvier kildir qui nous a promené sur une plage de la Baie des chaleurs pour protéger sa couvée, c'est un très bon souvenir, mais depuis le piège n'a plus fonctionné et j'ai surtout évité une fatigue à l'oiseau et la plupart du temps nous avons contourné la zone,il faut vraiment laisser les oiseaux tranquilles en période nidification si nous voulons encore avoir la joie de faire de si belles rencontres dans la nature!
Merci de ce voyage autour du monde avec des rencontres plus fantastiques les unes que les autres!