samedi 14 janvier 2012

Le bec-croisé, est-il droitier ou gaucher ?

Le bec des oiseaux est probablement la structure dans le monde des vertébrés qui s'est le plus adaptée pour tirer profit des ressources alimentaires disponibles. Qui plus est les oiseaux dépendent de leur bec non seulement pour obtenir de la nourriture, mais aussi pour entretenir leur plumage, pour construire leurs nids, pour nourrir leurs petits, pour performer lorsqu'ils courtisent l'âme soeur ou pour se défendre contre les prédateurs ou les rivaux. Mais les becs ne sont pas uniques aux oiseaux. Des dinosaures tels les Hadrosaures à bec de canard (famille Hadrosauridé) et les ornithomimidés ressemblant aux autruches avaient des becs cornés semblables à ceux des oiseaux actuels. Sans oublier de mentionner le contemporain Ornithorhynque, cet étrange mammifère ovipare mi-castor, mi-canard. Mais aucun groupe de vertébrés n'a adapté et exploité le bec comme l'ont fait les oiseaux. À l'instar des plumes, le bec représente sûrement la quintessence des attributs propres aux oiseaux.

De tous les laridés, c'est le Goéland austral / Pacific Gull (Larus pacificus pacificus) qui possède le bec le plus volumineux. Il s'observe tout le long de la côte sud de l'Australie (ssp georgii) et en Tasmanie (ssp pacificus).  Il marche le long des plages et dans les zones intertidales à la recherche de poissons, des mollusques, d'échinodermes et de crabes. À l'occasion, il suit les bateaux pour se nourrir des restes jetés à la mer par les pêcheurs. Il lui arrive également de plonger pour attraper des proies. À l'instar d'autres espèces de laridés, il ouvre les gastéropodes en les laissant tomber du haut des airs sur des rochers ou des surfaces durs. Photo prise en Tasmanie, le 06 novembre 2011 
 
Le bec est composé d'une structure osseuse recouverte d'une membrane  faite de kératine qui constitue en fait la partie visible de cet organe. La kératine est une protéine, synthétisée et utilisée par de nombreux êtres vivants comme élément de structure. Elle est insoluble et elle peut être retrouvée sur l'épiderme de certains animaux, notamment les mammifères, ce qui leur garantit une peau imperméable. Parfois, lors d'une friction trop importante, la kératine se développe à la surface de la peau formant une callosité. Les cellules qui produisent la kératine meurent et sont remplacées continuellement. Les morceaux de kératine qui restent emprisonnés dans les cheveux sont couramment appelés des pellicules. Il y a deux principales formes de kératines : l'alpha-kératine, ou α-keratin, présente chez les mammifères notamment, dont l'humain, et la bêta-kératine, ou β-keratin, que l'on retrouve chez les reptiles et les oiseaux. La bêta-kératine est plus résistante que l'alpha-kératine. Elle forme l'exosquelette des invertébrés, assurant une enveloppe qui maintient les organes internes en place et qui forme un bouclier protecteur contre le monde extérieur. On peut penser aux fourmis ou autres insectes à carapace dure.

La mandibule supérieure du bec est composée du maxillaire qui est accrochée à d'autres os du crâne. Contrairement à la mâchoire supérieure des mammifères et de la plupart des reptiles, celle de tous les oiseaux est au moins légèrement mobile. Les os du crâne qui supportent la maxillaire peuvent glisser d'avant en arrière, ce qui permet une extension de la mandibule supérieure. Cette extension est plus ou moins grande selon les espèces, mais elle rend la maxillaire plus mobile et plus flexible qu'elle ne peut paraît et elle peut être utile lors de l'acquisition de nourriture.



Le bec de la Perruche royale / Australian King-Parrot
(Alisterus scapularis) est bien adapté à sa diète de graines
diverses (acacia, eucalyptus), de baies, de fruits, de noix,
de bourgeons... Cette espèce est endémique à l'Australie.
Photo prise chez O'reilley's, près de Brisbane, le 02 nov 2011. 

La bouche est le point d'entrée du système digestif de l'oiseau et elle doit pallier à une variété de fonctions reliées à la diète spécifique de l'espèce et aux besoins du système digestif. La dimension et la forme du bec doivent refléter ces spécifités. Les passereaux insectivores ont typiquement les becs les plus délicats. Les oiseaux plus omnivores, comme les grives et les geais, ont des becs plus robustes, mieux adaptés à la variété de plantes ou d'animaux formant leur diète. Les gros-becs et les perroquets arborent des becs imposants et coniques bien adaptés pour casser l'écorce dure des noix ou des fruits secs. La plupart des rapaces (faucons, éperviers, aigles...) et des charognards (vautours, urubus...) ont des becs plus ou moins courts, courbés vers le bas, aux rebords acérés et terminés par un crochet afin de démembrer et de déchiqueter leurs proies. Le bec long et élancé du harle est finement dentelé, ce qui lui permet d'obtenir une emprise ferme sur des poissons très glissants. Pour chaque espèce, le bec est utilisé pour capturer et quelquefois démanteler la nourriture. Une fois que les morceaux sont compatibles avec la dimension de l'oesophage, l'oiseau les avale sans les mâcher. Ils sont dirigés vers le jabot. 

L'Aigle d'Australie / Wedge-tailed Eagle (Aquila audax audax) est le plus gros rapace diurne présent sur cette grande île.  Son bec puissant et ses grandes dimensions lui permettent une grande diversité de proies: lièvres, kangourous, wallabies, renards, chats, brebis, chiens et échidnés. Il chasse aussi des oiseaux: corbeaux, corneilles,  cacatoès, canards, dendrocygnes et sarcelles. Rarement se rend-il jusqu'à la taille des outardes ou des grues. Il capture également des reptiles (dragons et monitors), mais jamais de serpents. Il peut finalement se nourrir de carcasses et aucun autre charognard n'est de taille à le chasser. Il peut, à l'occasion, dérober la proie d'un autre prédateur.
Photo prise à O'reilley's, près de Brisbane, le 3 novembre 2011.
Le bec est donc révélateur du régime alimentaire de l'oiseau. Et comme la source de nourriture est illimitée dans la nature, aussi en est-il de la variabilité des becs autant par leurs dimensions que par leurs formes. Et ceci est vrai même pour les espèces regroupées sous un même ordre. Par exemple, prenons l'ordre des trochiliformes qui comprend 328 espèces différentes d'oiseaux-mouches. Comme toutes ces espèces se nourrissent principalement de nectar, il a fallu que chacune d'entre elles adopte une façon originale de se procurer le précieux liquide. Le bec s'est alors adapté aux différentes fleurs, ce qui a amené une spéciation incroyable menant l'oiseau à dépendre de quelques plantes pour assurer sa survie. C'est une lame à deux tranchants. En agissant ainsi, l'oiseau évite bien des conflits avec les autres nectarivores, mais il peut aussi se rendre vulnérable en cas de pénurie de sa plante préférée. Les colibris se nourrissent également d'insectes qu'ils capturent soit en vol, soit en les récupérant sur les toiles d'araignées. Les insectes sont un apport calorique important pour les jeunes au nid.

Cette photo extraordinaire montrant le colibri muni du plus long bec du monde, le Colibri porte-épée / Sword-billed Hummingbird (Ensifera ensifera) , non pas plongeant son bec nonchalamment dans sa fleur préférée, la Brugmansia, mais plutôt chassant un insecte en plein vol, est l'oeuvre de Klaus Malling Olsen, un ornithologue danois spécialiste mondial des laridés et auteur d'un guide de terrain bien étoffé. Photo prise à Papallacta, Équateur, le 14 décembre 2010.
Je pourrais ainsi continuer longtemps en mentionnant toutes les formes insolites qu'a pu prendre les becs d'oiseaux à travers l'évolution, mais je voudrais élaborer un peu plus aujourd'hui sur un oiseau qui possède un bec unique, un bec tantôt droitier, un bec tantôt gaucher. De plus, c'est le seul oiseau au monde muni de mandibules qui se croisent vraiment, une adaptation unique qui leur permet de s'immiscer entre deux écailles de cônes des conìfères afin d'aller extirper les graines qui s'y cachent. Je crois que ce dernier indice est suffisant pour vous aiguillonner vers le bec-croisé. Il existe, autour de la planète bleue, cinq espèces appartenant au genre Loxia et deux de ces espèces sont présentes au Québec. La plus commune est le Bec-croisé bifascié / White-winged Crossbill (Loxia leucoptera), alors que le Bec-croisé des sapins / Red Crossbill (Loxia curvirostra) s'observe en plus petit nombre.

Ce couple de Bec-croisé bifascié illustre bien le ratio 1:1 entre les droitiers et les gauchers chez les becs-croisés. La femelle (à gauche) est gauchère et le mâle (à droite) est droitier. Les oiseaux immatures doivent attendre 27 jours avant de voir leurs mandibules courbées d'un côté ou de l'autre. Ils doivent attendre 38 jours avant que le développement soit complet et qu'ils puissent extraire des graines. Et finalement 45 jours avant d'atteindre un degré d'autosuffisance, libérant ainsi les parents de la tâche de les nourrir. Photo 6 janvier 2012, Forêt Montmorency.

Le bec-croisé escalade les branches à la manière des perroquets, arrachant les cônes des pins, des épinettes et des mélèzes. Les résineux protègent leurs graines en les insérant entre les écailles d'un cône. En vieillissant, le cône devient dur et ligneux et les graines tombent au sol où elles servent de pâture aux souris, aux écureuils et à de nombreuses espèces d'oiseaux. Si toutefois un bec-croisé ne les a pas récoltés avant ! Les mandibules de cet oiseau sont croisées à la pointe. Il tient le cône dans une patte, arrache les écailles et extrait les graines. La pointe de la mandibule inférieure qui se trouve incurvée vers le haut écarte les écailles et l'oiseau peut soit accrocher les graines avec sa mandibule supérieure et les tirer à lui, soit les ramasser avec sa langue. Il travaille avec une telle vitesse et une telle dextérité qu'il est difficile d'analyser exactement comment il s'y prend. Il est toutefois certain que sans ses mandibules croisées, cet oiseau ne réussirait jamais à extraire les graines d'un cône fermé. Il peut transporter des cônes pesant 30 grammes. Silencieux quand il décortique les cônes d'épinettes : on entend seulement le bruit des cônes tombant au sol après le décorticage de l'oiseau. Comme bien des outils spécialisés, ce bec a toutefois des limites : un bec-croisé ne peut plus récolter des graines au sol comme le font les autres oiseaux.

Les becs-croisés sont des oiseaux nomades et leurs déplacements sont dépendants de la disponibilité de la nourriture. L'hiver 2012 accueille un bon nombre de ces fringillidés à la Forêt Montmorency (voir mon message précédent pour les directions).



2 commentaires:

Sophie Labelle a dit…

Merci pour cet article fort intéressant ! Chaque particularité est fascinante chez les oiseaux, eux qui sont si infiniment différents.

Laval Roy a dit…

Bonjour Sophie,

Merci beaucoup et je veux profiter de mon site pour vous présenter des faits moins faciles à détecter suite à une observation normale. Ce n'est pas toujours évident d'y aller un peu plus de l'avant. De mon côté, je veux te dire combien je suis intéressé par ton blogue et par la façon dont tu traites ton interaction avec toutes les beautés qui t'entourent. Vraiment intéressant et continue à partager tes coups de coeur.